CHAPITRE X

Bien qu’on eût dit au Louvre que serait réduit au minimum le nombre de gentilshommes et de dames autorisés à accompagner Leurs Majestés en leur grand voyage à l’Ouest, il n’en fut rien. Les courtisans furent saisis d’une si étrange frénésie d’en être qu’ils n’épargnèrent rien pour se trouver parmi les élus, ni les intrigues, ni les brigues, ni les supplications aux pieds de la régente, ni les épingles glissées à la Conchine : tant est que peu à peu la liste des invités prit un ventre démesuré.

Et comme ces heureux ou ces malheureux – car ils couraient grand danger de se ruiner, le voyage étant à leurs frais – tenaient à point d’honneur de se faire accompagner à tout le moins par une douzaine de leurs gens, la régente et le petit roi furent suivis sur les chemins de France par plusieurs milliers de personnes. Les uns, selon leur rang, dans des carrosses armoriés, d’autres dans des coches de louage, d’autres sur des chevaux et des mulets, le domestique enfin sur des chariots.

On avait pourtant donné des instructions sévères pour limiter les suites de chacun, à commencer par les ducs et pairs. D’ordre de la régente, le grand chambellan, de sa belle voix grave et dans les termes les plus exquis, avait supplié la duchesse de Guise de restreindre son train autant que faire se pût. Quoique rechignante et rebéquée, ma bonne marraine obéit, ou crut en conscience obéir, tant est que ledit train, comme elle voulut bien me le confier à son départir de Paris, lui paraissait mesquin à pleurer. « Oui voudra croire, dit-elle, en me voyant passer, que je suis princesse de Bourbon et duchesse douairière de Guise ? »

Toutefois, quand je vis son train à Orléans, je n’en jugeai pas ainsi. Il est vrai que dans son propre carrosse, ma bonne marraine n’emmenait avec elle qu’une seule demoiselle d’honneur, et la princesse de Conti, une seule dame d’atour. Mais il n’y avait pas à cela grand mérite. Avec les considérables vertugadins qui arrondissaient les hanches des princesses, il eût été difficile de loger là une dame de plus.

Cependant, dans un deuxième carrosse avaient pris place, triés sur le volet, six gentilshommes de la maison de Guise, beaux, vaillants et superbement attifurés, lesquels, à vrai dire, n’étaient là que pour la montre, car avec une escorte de six mille Suisses, le cortège royal ne risquait pas d’être attaqué par les gautiers ou les croquants.

Un troisième carrosse, que présidait Monsieur de Réchignevoisin, était occupé par le médecin de la duchesse, son masseur, son aumônier et son astrologue, afin que ni l’estomac surmené de ma bonne marraine, ni sa peau délicate, ni son âme inquiète, ni son prévisible avenir ne risquassent de se gâter faute de soins pendant les deux longs mois qu’allait durer le voyage.

Le quatrième carrosse, entièrement féminin, emportait dans ses flancs deux chambrières, deux coiffeuses et une curatrice aux pieds, lesquelles se trouvant jeunes et accortes, étaient surveillées par une sorte de majordome femelle, afin qu’elles ne semassent pas la zizanie parmi les hommes de ce train en leur donnant le bel œil.

Le cinquième carrosse qui, bien qu’il fût armorié, avait bien plus l’air d’un coche, était dévolu à un cuisinier, deux gâte-sauce et trois marmitons, ainsi qu’aux instruments encombrants de leur art.

Deux chariots suivaient. Le premier contenait les armes, les roues de rechange et les essieux de secours. Le second, les coffres, les tentures et tapis destinés à embellir ou accommoder à l’étape le gîte des deux hautes dames. Deux charrons et trois maréchaux-ferrants montés sur des mulets suivaient le premier de ces charrois. Ils s’avérèrent quant à eux fort utiles, vu que les grands chemins étaient, malgré les efforts de Sully, inégalement empierrés et, depuis la mort de notre Henri, mal entretenus par les seigneurs dont ils traversaient les terres.

Montés sur de grands chevaux, une douzaine de soldats dont les beaux hoquetons étaient frappés aux armes des Guise, fermaient la marche, robustes ribauds de Lorraine, plus arrogants que leur maîtresse et dont le rôle apparemment guerrier, n’était, vu la présence de Suisses, que d’apporter décorum et honneur en cette suite dont le lecteur voudra bien convenir qu’elle était, en effet, plus que modeste, et quasi déshonorante, pour une princesse du sang…

Et le duc de Guise ? m’ira-t-on demander. Lecteur, il n’était point là ! Il boudait le voyage comme il avait boudé le sacre de Louis, mais pour une tout autre raison : la régente avait donné le commandement des Suisses à Bassompierre.

— Mon fils, me dit le marquis de Siorac, ne vous faites point d’illusions : Le pis dans ces voyages, c’est le nombre. J’ai accompagné, sous le règne d’Henri III, le duc d’Épernon dans un grand voyage de Paris en Guyenne, le duc y devant rencontrer notre Henri, alors roi de Navarre. On avait voulu, pour des raisons politiques, que la pompe fût grande en cette ambassade. Et le cortège se trouva fort de trois mille personnes. Et vous ne sauriez imaginer sur les poudreuses routes de France l’interminable ruban de ces carrosses, de ces chariots, de ces cavaliers progressant avec une lourde lenteur, sous un soleil de plomb, dans le vacarme assourdissant des sabots et des roues, sans compter le nuage étouffant de poussière qu’ils soulevaient, les arrêts brutaux, les turbulences des chevaux, les ruptures de roues ou d’essieux, le versement des carrosses, les cris et les querelles et pour finir, la quasi-impossibilité de trouver en suffisance viandes et gîtes à l’étape pour tant de monde ! Bref, un cauchemar ! Dante n’a rien décrit de plus horrible dans son Inferno !

— De grâce, Monsieur mon père ! dis-je en riant, ne poussez pas votre description plus avant : vous allez m’épouvanter !

— Tel n’est pas mon dessein, dit mon père avec un sourire, mais de nous épargner à tous trois cette odieuse géhenne. Toutefois il y faut, mon fils, votre agrément. Je compte, en effet, demander à la régente, par l’intercession de votre bonne marraine, d’être de ceux qui partiront en avant-garde pour préparer le gîte à l’étape. Je l’obtiendrai sans peine, je pense, car c’est grand tracas et labeur que cet office-là.

— Et pourquoi donc, mon père, vous allez vous mettre un tel emploi sur le dos ?

— Parce qu’entrant en carrosse une heure et demie avant Leurs Majestés, il nous permettra d’échapper à la lenteur, à la noise, à l’embarras et à l’épouvantable poussière du cortège.

— Mais il faudra se lever à la pique du jour ! dit La Surie d’un ton plaintif.

— En effet. En revanche. Chevalier, nous voyagerons plus vite et sans les incommodités que j’ai dites et nous serons aussi, quant à nous trois, assurés à l’étape d’un gîte et de quelques viandes, avant qu’elles renchérissent et se raréfient.

— C’est bien pensé, Monsieur mon père, dis-je après y avoir rêvé un instant. Et pourquoi faut-il mon agrément à ce projet ?

— Pour ce que, l’accord de la régente acquis, il serait disconvenable qu’un premier gentilhomme de la Chambre ne demandât pas aussi celui du roi.

Ce que je fis le lendemain et fus bien reçu de Louis qui m’accorda aussitôt d’être de l’avant-garde avec mon père et La Surie pourvu que sa mère l’eût pour agréable. Il achevait ces mots quand on lui apporta la cuirasse qu’on avait fait faire tout exprès pour ce grand voyage à l’Ouest au cas où Condé attaquerait : occurrence bien peu probable, car Condé, au seul bruit que les six mille Suisses allaient faire mouvement le long de la rivière de Loire, avait cessé de mugueter Poitiers et s’était retiré plus au sud, la queue entre les jambes. Je confesse qu’en y repensant quelque peu comme j’écris ces lignes, quarante ans plus tard, c’est toujours pour moi un insondable mystère qu’un homme aussi couard ait pu engendrer un fils aussi vaillant[49].

Quoi qu’il en fût, mon petit roi fut ivre de joie à revêtir sa cuirasse. Il se mit dans cette enveloppe d’acier comme si, de par sa vertu, il allait tout soudain se retrouver homme et dans la peau de son père. Il marchait qui-cy qui-là dans ses appartements, insoucieux de la sueur qui, en cet attirail et par la chaleur de ce juillet, lui ruisselait sur les joues, fléchissant bras et jambes pour essayer la souplesse des articulations métalliques, et se faisant apporter épée de guerre et arquebuse (notamment « sa grosse Vitry ») pour voir si, en cet appareil, il serait capable de les manier. Il sortit sur la galerie et il courut quelque peu pour se rendre compte si le poids ne ralentissait pas trop ses mouvements. Il voulut même qu’on lui sellât et amenât son cheval, afin qu’il pût décider s’il ne perdait pas trop de ses qualités cavalières à être ainsi appesanti.

Transpirant héroïquement, Louis voulut de force forcée garder sur lui cette cuirasse plusieurs heures. Et quand enfin il la dut ôter sur la pressante injonction de Monsieur de Souvré, il désira la garder à côté de son lit et sous ses yeux, en attendant qu’on la mît à sa plus proche portée dans les bagues de son carrosse. À mon sentiment, il n’avait jamais tant désiré avoir quelques années de plus et être le maître enfin en son royaume pour aller prendre Condé par la peau de son petit cou et le ramener, humilié et repentant, à Paris, comme son père avait fait pour le duc de Bouillon, lequel fanfaronnait sur les remparts de Sedan jusqu’à ce que notre Henri apparût sous ses murs, armé en guerre et accompagné de ses soldats.

Louis eût dû partir le deux juillet, mais les inévitables retardements qu’on voit toujours en ces grandes entreprises firent qu’il n’entra en carrosse que le cinq juillet à sept heures et demie du matin.

Mon père, La Surie et moi, nous étions partis à six heures et, rattrapant les Suisses, lesquels, étant à pied, avaient quitté Paris à quatre heures et demie après minuit, nous les dépassâmes sans encombre et atteignîmes Longjumeau à huit heures et demie, bien assez à temps pour faire préparer le couvert que Leurs Majestés et les Grands du Louvre devaient y prendre, car le gîte, lui, était prévu à Ollainville.

Cinq lieues[50] séparent Paris de Longjumeau et il fallut trois heures au cortège royal pour les parcourir. C’est dire si la progression fut lente ! Quant à nous, roulant sans embarras et sans poussière, sur un grand chemin où il n’y avait personne devant nous, notre vitesse nous combla d’aise, étant de deux lieues à l’heure[51].

Il y avait pour Louis un grand avantage à ce voyage. Outre qu’il apprenait à connaître les monts, les vallées, les villages et les villes de son grand royaume, son emploi du temps était tel qu’à son grand soulagement, il excluait l’étude. En contrepartie, quand les lieux de repos ou de gîte rendaient chasse et oisellerie impossibles, il aimait trop l’action pour ne s’ennuyer point.

On avait, en effet, sagement décidé que le convoi royal ne roulerait que trois heures tôt dans la matinée et ne reprendrait route qu’assez tard dans l’après-midi pour éviter le gros de la chaleur. Et de nouveau, comme le matin, on ne roulait alors pas plus de trois heures. On ménageait ainsi les pieds des chevaux, lesquels eussent pu sans cela attraper une fourbure qui eût ruiné le dessous de leurs sabots – et on épargnait aussi les tripes, les reins et les dos des humains, fort malmenés dans les carrosses par les inégalités et les dos d’âne des grands chemins. Du même coup, on donnait davantage de temps, et aux chevaux pour se reposer, et aux maréchaux-ferrants pour changer leurs fers, et aux charrons pour revoir les essieux et les roues. À ce train, on parcourait dix lieues par jour[52], vitesse qui paraissait suffisante et qui n’eût pu de reste être augmentée sans qu’on rattrapât, puis distançât, dangereusement les fantassins suisses.

Il n’en demeurait pas moins qu’entre dix heures et demie du matin, heure à laquelle Louis prenait son dîner et quatre heures de l’après-midi, moment du repartir, le temps paraissait parfois excessivement long à Louis. À ce qu’on m’a dit, à Langerie, étape entre Toury et Orléans, dînant dans une maison campagnarde, il alla après sa repue au jardin et tira de petits oiseaux à l’arquebuse. Il en tua un, les autres s’enfuirent et ne revinrent plus.

Monsieur de Souvré, le voyant désoccupé et fort malheureux de l’être, le mena alors dans une grange où il le mit à jouer aux cartes avec ses gentilshommes. Mais ce jeu, que Louis trouvait oisif et oiseux, le lassa vite. Il jeta ses cartes et s’en fut voir à l’étable les vaches qu’un valet de ferme était en train de traire. Il n’avait jamais assisté à cette rustique occupation, et tout à plein intéressé, il regarda de prime le valet avec une attention extrême et n’eut de cesse ensuite qu’il n’apprît de lui le tour de main qu’il y fallait. Après quelques essais et échecs, il réussit à faire jaillir le lait et se mit alors à traire vache après vache avec un entrain qui ne se démentit pas, tant est qu’il fallut l’arracher à leurs pis pour le faire reprendre le carrosse royal.

Un peu avant Orléans, on arrêta le carrosse. On ôta à Louis son haut-de-chausses et son pourpoint, lesquels, d’après Berlinghen, sentaient quelque peu la vache et on l’habilla d’une éclatante vêture de satin blanc garni de perles. Après quoi, on lui amena un cheval blanc superbement caparaçonné sur lequel, tout heureux, il se mit gaillardement en selle. Et suivi des officiers de sa maison – dont hélas, je n’étais pas, car j’assurais le gîte à Orléans – il rattrapa les Suisses lesquels, tout mercenaires qu’ils fussent, eurent la politesse de l’acclamer, tandis qu’il dépassait leurs rangs au galop, acclamations qui toutefois furent peu de chose comparées aux clameurs et aux ovations sans fin du peuple d’Orléans.

Il avait fallu quatre jours et trois nuits ès auberges (ou ès châteaux pour ce qui concerne le roi) pour couvrir les trente-deux lieues qui séparaient Orléans de la capitale. Et rares étaient parmi les bons sujets de cette bonne ville qui eussent pu, ou osé, entreprendre en sens inverse un voyage aussi long, aussi coûteux et aussi périlleux. Aussi débordaient-ils de gratitude que Louis fût venu jusqu’à eux et ils n’en croyaient pas leurs yeux quand ils virent dans leurs murs, et proche quasiment à le toucher, ce roi de France qui jusque-là n’était pas pour eux moins fabuleux qu’un personnage sacré sur un vitrail de Sainte-Croix.

Les villes de la rivière de Loire : Orléans, Blois, Tours, Saumur, Angers et Nantes avaient toutes été prévenues quinze jours à l’avance de la venue de Leurs Majestés et s’y étaient préparées en nettoyant les rues, du moins celles où le roi devait passer, et en les embellissant par des ornements de feuilles et de fleurs et aussi en dressant des échafauds sur lesquels le roi devait siéger tandis que les corps de la ville lui débiteraient leurs harangues ampoulées.

Fort soucieux de bien faire son métier, Louis écoutait ces discours longuissimes avec patience, avec gravité, se remémorant à part soi les réponses qu’il devait leur faire et que Monsieur de Souvré lui avait baillées par écrit, mais que toutefois il ne se privait pas de modifier, ne les trouvant pas toujours à son gré. C’est ainsi qu’à Nantes, recevant les présidents de la Cour des Comptes, il refusa absolument de leur dire qu’il était « fort content de leurs services ».

— Je doute, confia-t-il plus tard à Héroard, qu’ils m’aient tous bien servi…

Ayant une tournure d’esprit dont la logique n’était pas absente, je trouvais quant à moi quelque peu comique que l’entrée triomphale du roi en d’aucunes de ses bonnes villes ne coïncidât pas toujours avec l’entrée réelle. Il y avait déjà trois bons jours que nous étions installés au château de Nantes quand Louis, regardant par les fenêtres, aperçut des ouvriers mécaniques dresser à côté de son logis un échafaud, lequel comportait sur son plateau un grand trône doré. « Qu’est cela ? dit-il. – Sire, dit Monsieur de Souvré, c’est pour célébrer votre entrée à Nantes. – Mais, dit Louis avec un sourire, ne suis-je pas déjà là ? – Assurément, Sire, mais il s’agit de votre entrée solennelle. » Et en effet, ce même jour, à cinq heures de l’après-dînée, la chaleur étant déjà moins pesante, le roi, étant sorti de Nantes, y rentra aussitôt sur son cheval blanc, et sous son dais fleurdelisé, par la Porte Saint-Nicolas, accompagné de rue en rue par les acclamations du populaire qui, pour être renouvelées, n’en furent pas moins inlassables.

 

*

* *

 

Mais Nantes n’était que le but et l’ultime étape de ce grand voyage. Et plaise à ma belle lectrice de retourner avec moi en amont sur la rivière de Loire – à tout le moins pour l’instant jusqu’à Tours – puisqu’il s’y passa deux événements que je ne saurais passer sous silence.

Pour aller de Blois à Tours, la régente avait fait un grand détour par Montrichard afin de ne point passer par Amboise que le traité de Sainte-Menehould avait abandonnée aux mains de Condé, au moins jusqu’à la tenue des états généraux. Or, ceux qui commandaient au nom de Monsieur le Prince à Amboise, dès qu’ils surent que le roi était à Tours avec cinq mille gentilshommes et six mille Suisses, coururent lui remettre les clefs de la ville. Mais la régente, toujours pusillanime, les refusa, ne voulant pas rompre le traité, comme si un traité signé avec un félon pouvait engager la parole royale…

L’évêque de Poitiers eut plus de succès avec elle quand, accouru lui aussi à Tours, il supplia la reine de venir rétablir l’ordre dans sa ville, lequel était menacé, comme on sait, par les partisans de Condé. Sur les instances de Monsieur de Villeroy, elle s’y décida enfin. Les Poitevins, à son entrée, acclamèrent le roi. Et le Poitou, sans coup férir, retourna, pacifié, dans le giron de la royauté. Ce fut là un des premiers bienfaits de ce voyage.

Sur le chemin de Tours à Poitiers, Louis logea à Châtellerault où, arrivé à six heures, il n’eut de cesse qu’il n’allât voir sur la rivière de Vienne le pont construit par son père. Il l’admira longuement et sans mot dire, une ombre de tristesse passant sur son visage. Je ne sais si d’avoir pensé à son père lui remit en tête « ses enfants », mais malgré le tardif de l’heure, il décida incontinent de chercher pour eux de « petites besognes ». Ayant appris que Châtellerault était ville fameuse pour ses coutelleries, il se fit rouvrir l’une d’elles et acquit un couteau pour Monsieur qui en faisait collection. Et ayant alors demandé au coutelier ce qu’il y avait de joli en la ville qu’il pût offrir à des filles, le coutelier le conduisit chez un compère qui taillait des petits diamants du pays. Louis en acheta trois de même grosseur pour ses trois sœurs. Le prix fut tel qu’il y vida sa bourse, ce que d’ordinaire il évitait de faire, étant épargnant de ses deniers pour la raison que la reine, si donnante avec les Conchine, se montrait avec lui si chiche-face.

Puisque ma belle lectrice a bien voulu consentir à remonter à la fois le temps et la rivière de Loire pour retourner de Nantes à Tours, je lui demanderai d’être assez bonne pour rebrousser chemin encore plus en amont et revenir en ma compagnie de Tours à Blois, la suppliant de ne voir dans ce retour en arrière ni un caprice ni une affectation, mais un procédé nécessaire à l’économie de mon récit, pour la raison que la scène que je lui veux maintenant relater est de grande conséquence pour la suite de mon histoire.

Louis, on s’en souvient, nous avait commandé de l’attendre au château de Blois, y ayant lui-même des questions à poser à mon père. Il y arriva le quinze juillet à six heures et comme il avait le matin même visité le château de Chambord qu’il avait beaucoup admiré, il fut de prime quelque peu déçu par celui de Blois, n’y trouvant à louer que l’escalier ajouré de François Ier. Toutefois, il fut fort frappé par les belles dimensions de la salle des états généraux. Bellegarde, qui était avec nous, lui expliqua que cette salle, du temps des comtes de Blois, ne comprenait qu’un seul splendide plafond en forme de nef de vaisseau inversée, lequel Henri III, voulant agrandir la salle, avait doublé d’une deuxième nef identique et parallèle à la première, et à elle reliée et soutenue par une rangée de colonnes qui couraient en arcades par le milieu de la pièce. L’effet, faisait remarquer Bellegarde, qui, s’il ne brillait pas par l’esprit, avait du moins un sûr instinct de la beauté des choses, était des plus heureux : les deux nefs inversées avaient l’air amarrées bord à bord, leurs quilles tournées vers le ciel.

En cette première entrevue, Louis accueillit fort aimablement mon père, mais probablement parce que Bellegarde et une bonne demi-douzaine de gentilshommes se trouvaient avec nous, il ne lui posa aucune question. Cependant, en revenant dans sa chambre, qui était celle occupée par Henri III en 1588, et celle aussi où le duc de Guise avait été assassiné, il profita d’un moment où nous étions seuls pour me dire de l’attendre sur le coup de neuf heures du matin le lendemain avec mon père dans la grande allée qui mène du château de Blois à La Noue.

La Noue est une gentilhommière à quelque distance du château de Blois, à laquelle on accède par une grande allée carrossable bordée de tilleuls qui répandaient en cette saison un parfum des plus pénétrants. Durant les états généraux de 1588, qui lui étaient si hostiles, Henri III aimait s’y retirer deux ou trois jours par semaine pour y trouver un semblant de paix. Sur le commandement de la duchesse de Guise (et l’acquiescement de la régente) j’y avais logé ma bonne marraine pour la raison qu’elle se refusait à mettre « fût-ce le bout de son pied en cet infernal château de Blois où son mari avait été assassiné ».

J’inclinerais à penser que c’était le point d’honneur d’une Guise par alliance plus que l’affection qui lui inspirait ce refus. Car dans ce ménage des Guise, il y avait tromperie des deux bords, et nombreuses, et publiques, et si peu de temps passé l’un avec l’autre que c’était merveille que ma bonne marraine eût réussi à tirer tant d’enfants de son mari.

Louis aimait fort chez Madame de Guise ce caractère franc et primesautier qui le changeait des hypocrisies de la Cour. Et en outre, quoi de plus naturel qu’il allât visiter à La Noue à neuf heures du matin la cousine germaine du feu roi son père. Toutefois, il y alla seul et à pied, en commandant, au départir du château, qu’on ne dît pas qu’il y eût été.

Dès qu’il nous vit sur le chemin, Louis pressa le pas, abrégea nos génuflexions, nous remercia en peu de mots d’être là et commanda à Monsieur de La Surie de demeurer sur le chemin et de nous avertir s’il y passait quelqu’un. Ayant dit, il nous entraîna hors la route dans l’épais d’un bosquet et dit à mon père de but en blanc :

— Monsieur de Siorac, Bellegarde me dit qu’en 1588, vous fûtes à Blois très avant dans la confidence d’Henri III. Pouvez-vous me dire comment le roi en est venu à faire exécuter le duc de Guise ?

Cette question, qui me laissa béant, ne parut pas, en revanche, surprendre mon père. On eût dit même qu’il l’attendait.

— Sire, dit-il, Henri III n’avait pas le choix : son trône, sa liberté et probablement sa vie, étaient menacés.

— Sa liberté ? dit Louis en haussant le sourcil.

— Le plan des Guise était de se saisir de sa personne et de l’enfermer dans un couvent… Et à mon avis, on ne l’y aurait pas laissé vieillir.

— Et quand le roi a-t-il décidé d’exécuter Monsieur de Guise ?

— À mon sentiment, il a commencé d’y penser quand Guise s’est saisi de Paris et l’en a chassé.

— Ne pouvait-il lancer ses forces contre lui pour reprendre sa capitale ? dit Louis avec un petit brillement de l’œil.

— Non, Sire. Henri n’avait que quatre mille hommes et son trésor était vide. En outre, Henri n’était pas comme feu votre père un roi-soldat.

— Et que fit-il ?

— Il se retira à Chartres avec ses quatre mille hommes et feignit d’écouter sa mère, et les ministres qu’il tenait d’elle (et qui la servaient plus que lui-même), lesquels voulaient traiter avec Guise.

— Sa mère voulait traiter ? dit Louis, une lueur subite traversant ses grands yeux noirs. Le trahissait-elle ?

— Elle n’en avait pas conscience. Mais en fait, elle menait une politique personnelle. Elle avait de bons rapports avec Guise et voulait les conserver quoi qu’il en coûtât à l’État. Et il est vrai que ses initiatives contrariaient souvent les plans de son fils et brouillaient tout.

— Mais, Monsieur de Siorac, comment traiter avec un félon qui vous a pris votre capitale !

— En fait, on céda tout, y compris la convocation des états généraux à Blois.

— C’était faiblesse !

— De la part d’Henri, c’était faiblesse feinte et qui visait à endormir la vigilance de Guise, car en réalité, à Blois, la position d’Henri III était plus forte que celle du duc. Il avait les gardes françaises de Larchant, les Corses d’Ornano, les Suisses et les fameux Quarante-Cinq. En outre, il tenait le château. Guise avait pour lui assurément les états généraux et la majorité des Français, mais il n’avait à Blois que les gentilshommes de sa suite.

— Et qu’attendait Guise des états ?

— Que le roi qui était sans enfant proclamât la déchéance des droits de votre père à sa succession pour la raison qu’il était alors huguenot. La route du trône eût alors été libre pour Guise. Mais Henri s’y refusa tout net et les états généraux, pour se revancher, le privèrent de ressources. Le roi paraissait faible et hésitant, mais en réalité, il n’en était rien.

— Comment cela ?

— Dès son arrivée à Blois, il avait renvoyé les ministres qu’il tenait de sa mère et les avait remplacés par des hommes à sa dévotion. Si j’avais été Guise, ce seul fait m’eût donné fort à penser.

— Et Guise ne se méfia point ?

— Non, Sire. Il méprisait le roi.

— Et pourquoi cela ?

— Il le considérait comme un personnage faible, falot et sans consistance. Et c’est bien cette opinion qu’Henri, par son attitude, travaillait à lui donner de lui-même.

— Vous voulez dire, Monsieur de Siorac, dit Louis avec vivacité, qu’Henri dissimulait ?

— Il faisait mieux que dissimuler, Sire. Il jouait la comédie et il la jouait bien.

— Et cette comédie rassurait Guise ?

— Oui, Sire. Il pensait que jamais Henri n’aurait assez de pointe et de courage pour oser attenter à sa vie.

— Comment le roi s’y prit-il pour mener à bien cet attentement ?

— Il convoqua ceux de ses conseillers en qui il avait une confiance entière dans un pavillon au fond du parc du château et leur apporta les preuves que Guise avait partie liée avec Philippe II d’Espagne. Il ajouta ces paroles, lesquelles sont imprimées à jamais dans ma mémoire : « Le duc faisant état de s’emparer du royaume après en avoir abattu les colonnes, je vous demande, Messieurs, vous qui êtes ces colonnes mêmes, le parti que vous me conseillez de prendre. » Là-dessus, Montholon, garde des sceaux, opina qu’il conviendrait d’arrêter le duc de Guise et de le traduire en justice. À quoi Revol rétorqua avec la dernière vivacité : « Ce sanglier-là est trop puissant pour nos filets ! Où trouverez-vous l’endroit pour l’enfermer, les témoins pour l’accuser et les juges pour le juger ? J’opine que, s’agissant d’un traître avéré, il faut que la peine précède le jugement. »

— Monsieur de Siorac, dit Louis, l’œil étincelant, voulez-vous pas répéter cette phrase ?

— Volontiers, Sire. « S’agissant d’un traître avéré, il faut que la peine précède le jugement. » À quoi Henri demanda : « Quelle peine, Revol ? » et Revol dit sans battre un cil : « La mort, Sire ! » Tous les présents, sauf Montholon, se rangèrent à cet avis.

— Quels étaient-ils ?

— Bellegarde, le maréchal d’Aumont, François d’O, d’Ornano, Rambouillet et moi. Toutefois, n’étant là qu’à titre de témoin à charge, le roi ne me demanda pas d’opiner.

Je fus béant. Mon père ne m’avait jamais dit qu’il avait assisté en qualité de témoin à ce Conseil restreint. Pas plus qu’il ne m’avait encore donné à lire le passage de ses Mémoires où il le relatait.

— Poursuivez, Monsieur de Siorac, dit Louis.

— Le roi entérina ce vote en disant : « Le traître poussant sa pointe toujours plus avant, j’en suis arrivé à la conclusion que sa plus longue vie serait ma mort, celle de tous mes amis et la ruine du royaume. Messieurs, le Conseil est terminé. » Vous observerez, Sire, que le roi, ayant décidé l’exécution de Guise, ne voulut pas débattre alors avec ses conseillers du lieu, du moment et des moyens.

— Pourquoi cela ?

— Montholon ayant opiné pour le procès, Henri se méfiait maintenant de lui. Mais, quelques jours plus tard, il convoqua un Conseil encore plus restreint que le premier, le mercredi vingt et un décembre dans le cabinet vieil lequel, Sire, fait suite à la chambre que vous occupez ce jour au château.

— Je sais, dit Louis.

— Ce Conseil se composait de Bellegarde, de Revol, de Larchant, capitaine aux gardes, et de moi-même. Henri se montra plus que jamais résolu en son dessein, le Guise, le matin même, ayant eu le front d’exiger de lui la connétablie.

— Je sais aussi cela, dit Louis. Poursuivez, Monsieur de Siorac.

— Il apparut que la principale difficulté était de séparer Guise de la suite nombreuse dont il se faisait partout accompagner, car un affrontement entre ses gentilshommes et les nôtres pouvait, se peut, entraîner beaucoup de morts sauf celle, précisément, qui serait utile à l’État. C’est pourquoi il fut décidé que l’attentement aurait lieu un jour de Conseil, car les « suites » de Messieurs les conseillers étaient si nombreuses ce jour-là qu’il avait été décidé qu’elles demeureraient dans la cour.

— Mais cela, dit Louis, n’aurait pas empêché celle de Guise d’accourir au premier appel.

— On y pensa, Sire. Et pour cette raison Henri fixa l’heure du Conseil à sept heures du matin, pensant que cela réduirait à fort peu, et possiblement à rien, le nombre des guisards qui se voudraient, un vingt-quatre décembre, désommeiller avant la pique du jour.

— Mais il fallait un prétexte, dit Louis, à une heure aussi matinale.

— En effet, Sire. Henri annonça qu’il comptait partir tôt ce matin-là pour sa maison de La Noue et qu’il désirait tenir le Conseil avant son départ.

— Voilà qui va bien, dit Louis, mais il y a trois escaliers par où Guise aurait pu s’enfuir : le viret devant la porte de ma chambre, lequel conduit dans la chambre du rez-de-chaussée occupée ce jour d’hui par la reine ma mère.

— Cette chambre, Sire, était alors occupée par la mère d’Henri III, laquelle se trouvait fort malade et pour protéger sa tranquillité on avait placé des gardes dans ce viret avec ordre de défendre à quiconque le passage.

— Il y a aussi, dit Louis en s’animant, un viret qui, du cabinet vieil, descend au rez-de-chaussée.

— Ce viret, Sire, et le cabinet vieil, étaient occupés par les Quarante-Cinq.

— Reste le grand escalier ajouré de la façade, dit Louis.

— En effet, Sire, et on ne pouvait y mettre les Quarante-Cinq, parce que le Guise savait qu’ils le détestaient.

— Et pourquoi ?

— Parce que Guise avait fait demander par les états généraux qu’ils fussent cassés et renvoyés à leur gueuserie gasconne. Mais le capitaine Larchant nous tira d’affaire. Il proposa de faire occuper l’escalier ajouré par ses gardes françaises sous le prétexte de réclamer au Conseil les soldes que de trois mois ils n’avaient pas reçues.

— Il me semble, dit Louis, que dès l’arrivée de Guise, on eût dû fermer, par surcroît de précaution, toutes les portes du château.

— On l’avait prévu, dit mon père, et cela fut fait.

Louis, les yeux baissés, demeura un long moment sans mot piper, si bien que mon père ajouta :

— Sire, dois-je vous dire la suite ?

— Nenni, Monsieur de Siorac, je la connais. Ce que j’ai peine, pourtant, à entendre c’est que Guise ne se soit point méfié.

— Et d’autant, Sire, que l’avant-veille Henri l’avait fortement rabroué quand il avait osé, après messe, exiger la connétablie. Mais la mère du roi (Louis eut, en oyant cette expression, une involontaire crispation de la lèvre, comme s’il se fût agi de sa propre mère), ayant ouï cette querelle, les convoqua à son lit de malade pour les raccommoder. Ils y vinrent l’un et l’autre. Et Henri, qui avait eu le temps de se reprendre, joua admirablement son rôle : il fut doux comme un agneau, multiplia les cajoleries à l’égard de Guise et lui promit à mi-mot de lui donner sous peu une grande charge dans l’État… C’était l’appât et Guise y mordit le lendemain.

— Monsieur de Siorac, je vous fais mille mercis, dit Louis promptement. Plaise à vous de vous souvenir que vous ne m’avez point rencontré ce matin. Siorac, reprit-il en se tournant vers moi, voulez-vous demander à La Surie si la voie est libre ?

Ce que je fis et n’y ayant personne en vue, je revins au roi prendre congé de lui. Il nous quitta alors et prit rapidement le chemin de La Noue pour visiter Madame de Guise, puisque tel était le but apparent de sa promenade. La Surie revint à nous quasi courant et la joue gonflée de questions, lesquelles d’un geste mon père rebuta.

Nous étions nous-mêmes logés à La Noue, commodément près de Madame de Guise, chez une accorte veuve qui, sur notre bonne mine et le collier de Chevalier du Saint-Esprit que portait mon père, nous ouvrit sa demeure, sa table et son cœur. Mon père ne pipa mot de la journée sur son entretien avec le roi et quand enfin il parla, il se contenta de dire :

— Il va avoir treize ans et la Cour le croit très au-dessous de son âge. Je le crois très au-dessus.

Mon père ne dit rien d’autre et ce ne fut que trois ans plus tard qu’il revint sur le sujet.

 

*

* *

 

La veuve qui nous avait si amicalement accueillis en son logis fut quasiment hors de ses sens, quand elle vit sa demeure animée par la présence de trois gentilshommes pleins d’allant et de pointe. Mais sa félicité se mua en désolation quand elle apprit que nous n’allions demeurer que trois nuits à Blois alors que, comme Circé, elle eût aimé nous retenir plusieurs mois chez elle par ses enchantements. Et décidée en cette extrémité à mettre les bouchées doubles, elle nous bailla à tous trois dès la première minute des œillades assassines, accompagnées de sourires et de soupirs qui promettaient beaucoup.

Elle fit plus. Le sentiment que la fuite impiteuse du temps lui allait dérober sans recours ces trois nuits et les discrètes délices qu’elle s’en était proposées de prime, la poussa à franchir d’un coup les barrières que la pudeur et la vertu lui eussent opposées, si elle avait eu plus de temps devant elle.

Elle s’attaqua d’abord à moi, soit qu’elle eût eu plus d’appétit à la jeunesse qu’à la maturité, soit qu’elle pensât que mon inexpérience faisait de moi une proie plus facile. J’eus en tout cas la surprise, comme je me dévêtais dans ma chambre la première nuit que je passai chez elle, d’ouïr qu’on toquait à ma porte. C’était un valet qui m’apportait de la part de sa maîtresse, dit-il, un flacon de vin de Loire et un gobelet d’argent. Je lui mis quelques pécunes en main, il s’en fut et comme j’achevais de me déshabiller, on toqua de nouveau à l’huis, lequel j’ouvris tout de gob, pensant que ce fut le valet qui m’apportait des petites taquineries de gueule pour aller avec le vin. Je fus béant de voir l’hôtesse surgir devant moi en ses robes de nuit, portant bougeoir d’une main et gobelet de l’autre et me demandant, non sans rougeur, mais avec un sourire des plus engageants, si j’allais lui faire l’honneur de lui porter une tostée.

Cette dame s’appelait Madame de Cé et je ne sais quel rapport elle avait avec cette ville au sud d’Angers qu’on appelle les Ponts-de-Cé et que Louis devait rendre six ans plus tard illustre par la facile victoire qu’il y remporta sur les Grands et sa mère.

Madame de Cé, issue de noblesse provinciale, ne manquait ni d’esprit, ni de manières, ni d’agréments, et ce n’était assurément point sa faute si le veuvage à trente ans l’avait rendue seulette, et bien malheureuse de l’être. De son physique, c’était une mignote brune, petite, mais faite au moule, vive, fraîche, frisquette, avec de petites mines appelantes qui agaçaient fort l’appétit et qui me parurent, de reste, plus naïves que dévergognées.

Je mis sur moi quelque vêture et lui portai une tostée. Elle m’en porta incontinent une autre et nous aurions glissé fort loin sur cette pente-là, si en ressentant tout le péril et voyant le teint de la dame s’empourprer, et sa taille fléchir, je n’avais pensé à lui dire, comme incidemment, mais avec la mine la plus sérieuse, que je brûlais à Paris pour une noble dame à qui j’avais juré fidélité.

Le joli visage de Madame de Cé parut si candidement désolé à ouïr cette funeste nouvelle qu’à peu que je la prisse dans mes bras pour la consoler. Mais, me méfiant de cette bonté-là, derrière laquelle ricanaient en tapinois quelques petits démons, je me rangeai à un parti plus sage : je lui suggérai d’inviter mon père à se joindre à nous, à quoi elle acquiesça aussitôt et le marquis de Siorac survenant, je lui cédai mon gobelet, si bien qu’il y eut là une troisième tostée pour elle, puis une quatrième, tant est qu’enfin la tête lui tournant, elle chancela et, appuyée sur le bras robuste de mon père, le pria d’une voix mourante de la raccompagner dans sa chambre. Ce qu’il fit et s’en trouva bien, non seulement cette nuit-là, mais les deux nuits suivantes.

Lorsque ma belle lectrice lira les Mémoires de mon père, lesquelles, pour des raisons prudentielles, n’ont pas encore paru, elle verra que, menant une vie errante et périlleuse, pour la raison que servant Henri III et après lui Henri IV en des missions secrètes, de ville en ville et de royaume en royaume, mon père ne sachant, en se couchant le soir, s’il ne serait pas occis le lendemain, avait pris le goût de ces consolations féminines pour lesquelles, vivant pour ainsi parler en sursis, il ne pouvait se sentir engagé au-delà des heures qu’il leur consacrait. C’est pourquoi j’en conclus que nos habitudes en ce domaine-là se déterminent davantage d’après le genre de vie que nous menons que par notre complexion, ou même notre morale. Car je ne doute pas que si mon père avait vécu une vie aussi calme, sédentaire et protégée que la mienne, son naturel bon et sensible ne l’eût pas porté aux habitudes libertines d’un Bellegarde ou d’un Bassompierre.

Tout ce que le chevalier de La Surie, qui inclinait damnablement aux giochi di parole, trouva à dire lorsque nous quittâmes Blois fut que Madame de Cé aurait dû se nommer CD. Mais peut-être y mit-il aussi quelque dépit, lequel grandit quand mon père se rebéqua contre ce disconvenable jeu de mots, ayant quant à lui versé un pleur dans sa moustache quand, à notre départ de Blois, la dame le serra à elle en versant des larmes grosses comme des pois et répétant qu’elle savait bien qu’elle ne le reverrait jamais, non plus que moi qui avais tant de cœur, ni le chevalier qui était si aimable. « N’as-tu pas honte, Miroul, dit mon père, de parler ainsi d’une dame qui pensait tant de bien de toi et qui nous a tous si bien reçus ? – Cela est vrai, dit le chevalier, mais elle ne nous a pas tous également bien reçus. »

Chaque fois que nous étions à l’étape d’une grande ville où nous devions demeurer plus d’un jour, j’écrivais à ma Gräfin et faisant partir ma lettre-missive par le courrier royal, j’étais bien assuré qu’elle lui parviendrait sans délai excessif. Toutefois, n’étant pas certain que ma lettre ne serait pas ouverte, j’usai en mon style d’une expression à mots couverts et signai P sans apposer nulle part le cachet de nos armes. Je devais me contenter de ces écrits et jamais de réponse, puisque Madame de Lichtenberg n’aurait su où les adresser, l’horaire et l’itinéraire de nos pérégrinations lui demeurant lettre close pour la raison qu’ils n’étaient connus de mon père et de moi, à l’étape, que la veille de notre départ à la pique du jour.

Bien que je souffrisse fort mal cette séparation et que je me sentisse comme amputé d’une partie de moi-même, il ne m’échappait pas que celle qui demeure au foyer est bien plus à plaindre que celui qui s’en éloigne. Car pour moi qui voyais tant de visages nouveaux, tant de pays, tant de villes et tant de châteaux en ce vaste royaume, j’étais distrait par mille objets remarquables ou plaisants, tandis que ma Gräfin restant au logis, et un logis dont elle ne sortait guère, demeurant serrée dans ce petit cabinet où elle me tartinait mes galettes, ou cette chambre qui, été comme hiver, s’était trouvée le témoin de nos tumultes, de nos ensommeillements et de nos tendres et infinis propos.

En outre, ce voyage qui, au long de la rivière de Loire, avait ceci d’enivrant pour moi qu’au fur et à mesure que l’immense cavalcade s’avançait sur les grands chemins de France, elle ne rencontrait pas seulement les acclamations d’un peuple véritablement énamouré de son petit roi, mais la défaite sans coup férir de ses ennemis. Si tout dans le logis de ma Gräfin lui parlait de moi, tout dans notre grand voyage à l’Ouest m’appelait et me sollicitait ailleurs, au point que j’éprouvais quelques remords quand tout soudain, le soir, retiré dans une chambre qui changeait si souvent, et dont la nouveauté chaque fois m’ébaudissait, je m’apercevais, la tête sur l’oreiller, que je pensais à elle pour la première fois de la journée, alors que j’eusse dû l’avoir présente à ma mémoire, et au bout de tous mes sens, à toutes les minutes de ma vie.

À Blois, je ne manquai pas de visiter Madame de Guise à La Noue et la trouvai excessivement chagrine pour la raison qu’un mois avant quelle quittât Paris, le chevalier de Guise, son plus jeune fils – j’entends son plus jeune fils légitime, car il avait, en fait, trois ans de plus que moi – avait été tué à Baux-en-Provence par l’explosion d’un canon dont il avait voulu lui-même allumer la mèche.

Ce violent avait péri violemment. Le duc de Guise avait fait de lui son épée chaque fois qu’il jugeait que les intérêts de sa puissante famille se trouvaient offensés. Et c’est sur son instigation, comme je l’ai déjà conté, que le chevalier avait tué le vieux baron de Luz sans même lui laisser le temps de dégainer : acte odieux et traîtreux, lequel était bien dans la manière du duc lui-même. À Reims, du temps de nos guerres civiles, il avait occis par surprise Monsieur de Saint-Paul, qui lui disputait le commandement de la ville.

Madame de Guise me dit ce jour-là à La Noue qu’il n’y avait pas dans l’âme du chevalier une once de méchantise et que son seul tort avait été d’obéir aux commandements de son aîné. « Si ce n’était pas sa faute », dit mon père sévèrement, quand je lui répétai ce propos, « c’était du moins une faute en lui ». Pendant les trois jours que nous demeurâmes à La Noue, mon père, plus fidèle en ses amitiés qu’en ses amours, passait quasiment ses journées avec Madame de Guise pour tâcher de la consoler. Je le relayais quand il allait prendre ses repues avec Madame de Cé, laquelle, m’assura La Surie, en oubliait de manger tant elle était occupée à le dévorer de l’œil.

J’eus la surprise un jour à La Noue de trouver ma bonne marraine gloutissant comme quatre et mes regards trahissant mon étonnement, elle m’expliqua avec de petites mines confuses que les viandes étaient la seule chose au monde qui, lorsqu’elle se sentait malheureuse, la pouvaient distraire de son affliction. Je ne doute pas que celle-ci fût sincère et profonde, mais il y avait, chez Madame de Guise, une telle joie de vivre qu’elle sourdait de tout son être et empêchait la tristesse de s’y installer à demeure.

— Babillebahou, Monsieur mon fils ! dit mon père, quand je lui fis cette réflexion, manger est une nécessité, mais trop manger est une habitude, et votre bonne marraine la partage avec beaucoup de personnes à la Cour et en particulier, si j’en crois le récit de ses menus, avec le petit roi.

Ce n’était que trop vrai et j’en voudrais donner ici un exemple qui, lorsqu’on me le conta, ne laissa pas de m’amuser.

Le vingt-huit juillet, devant quitter Châtellerault (où il avait, on s’en souvient, acheté de petites besognes destinées à Monsieur et à ses petites sœurs) pour Poitiers (où il n’eut qu’à paraître pour ôter la ville à Condé), le roi se leva à six heures et demie du matin, déjeuna – déjeuner qui était copieux comme à l’accoutumée – et entra en carrosse. Mais à peine avait-il parcouru une lieue que se trouvant passer devant la fontaine de Nerpuis, il vit dans un pré des gentilshommes joyeusement attablés.

— Qu’est cela ? demanda-t-il.

— C’est le seigneur de L’Isle Rouet, dit Monsieur de Souvré, qui donne à déjeuner aux goinfres de la Cour.

— J’y veux aller ! dit Louis aussitôt et il commanda qu’on arrêtât le carrosse.

Et mettant pied à terre, il courut rejoindre les déjeuneurs en disant gaiement :

— Çà ! Je veux être des goinfres de la Cour !

On lui fit place et il se mit à l’œuvre. Ce fut un déjeuner épique et même hippique, car Monsieur de la Curée[53] (le bien nommé), lequel avait une grande serviette tachée sur la poitrine, allait quérir à cheval chaque plat à la cuisine et, toujours à cheval, le portait aux festoyeurs non sans prélever au passage sa part, qu’il mangeait sans autre fourche et couteau que ses doigts, ce qui expliquait que la serviette à son cou fût si maculée.

Louis engloutit à lui seul deux perdreaux, deux estomacs de poulet, une moitié de langue de bœuf et arrosa le tout d’un gobelet de vin blanc. Puis, de fort bonne humeur, et criant à Monsieur de L’Isle Rouet : « Adieu mon hôte ! » il regagna son carrosse.

Ce deuxième déjeuner ne l’empêcha point, parvenu à Jalné, de dîner à une heure ni de goûter deux heures plus tard, ni de souper, une fois rendu à Poitiers à sept heures et demie. D’après Héroard, ces cinq copieuses repues, loin de l’incommoder, n’eurent pas d’autre effet que d’accélérer quelque peu sa digestion, si bien qu’au lieu de se réveiller comme à l’ordinaire à sept heures du matin, il se réveilla à une heure après minuit et réclama ce que notre bonne Mariette au logis appelle sans détour une « chaire percée », mais qu’on nomme à la Cour, sous l’influence de la marquise de Rambouillet, d’un terme pudique et vague : « une chaire d’affaires ».

— À la longue, dit mon père quand je lui contai l’histoire du déjeuner de L’Isle Rouet, cette faim de bœuf, ou comme disaient les anciens Grecs, cette boulimia, n’est pas sans inconvénient pour le gaster. Il le gonfle et l’enflamme. Mais, vous connaissez nos gentilshommes ! Outre qu’ils tiennent à honneur de manger trop parce que les manants ne mangent pas assez, le fait de bâfrer comme des porcs exalte chez eux le sentiment de leur virilité… Toutefois, pour Louis, il s’agirait plutôt d’un trait héréditaire, car les Bourbons sont réputés pour être de grands gloutons. Tel était son grand-père Antoine et tel fut son père. (J’ajouterais, quant à moi, tel fut aussi son fils, Louis le Quatorzième.)

Par bonheur, Louis avait hérité de notre Henri d’autres qualités que la fâcheuse propension à se gaver. Le lecteur se souvient sans doute que le duc de Vendôme, frère bâtard de Louis, espérant, béjaune qu’il était, qu’il se pourrait bâtir en Bretagne, dont il était le gouverneur, une principauté indépendante, avait, avec l’aide du duc de Retz, fortifié d’aucunes villes bretonnes. Et, mécontent de la paix de Sainte-Menehould qui ne lui avait pas procuré les avantages qu’il en attendait, il s’était même, après la signature du traité, emparé par surprise de Vannes et de son château.

La régente une fois sur la Loire, tandis qu’elle avançait de ville en ville, lui envoya sans succès message sur message et comme elle se rapprochait de Nantes, elle lui expédia pour finir le marquis de Cœuvres pour le ramener à raison.

Or il se trouva, par le plus grand des hasards, que sur le chemin de Poitiers à Mirabeau, le carrosse de Louis rencontra celui de Cœuvres qui revenait de sa mission et qui, à la vue du roi, s’arrêta, mit pied à terre, et salua Sa Majesté Laquelle, ayant mis la tête à la portière, lui demanda ce qu’il en était de son ambassade.

— Sire, dit le marquis, Monseigneur de Vendôme vous assure de son affection et de son obéissance.

— Quelle obéissance ! s’exclama roidement Louis. Il n’a pas encore désarmé !

Cœuvres, fort embarrassé, lui tendit alors une lettre du duc de Vendôme, mais le roi la refusa et lui commanda de la remettre à Monsieur de Souvré. Et quand Monsieur de Souvré, le carrosse étant remis en marche, la lui lut, Louis ne fit pas d’autre commentaire que celui, ironique et indigné, qu’il avait fait en présence du marquis.

Le duc de Retz, qui avait aidé Vendôme dans ses entreprises militaires en Bretagne, reçut bien pis accueil, quand il vint saluer le roi au château de Nantes.

Nous étions en cette bonne ville depuis onze jours déjà quand le vingt-deux août par une chaleur à crever, le duc de Retz, qui avait plus de raisons que nous de suer sang et eau, vint faire sa soumission.

Bien pris en son pourpoint, brun de poil, d’œil et de sourcil, le duc de Retz était l’arrière-petit-fils du banquier florentin Antoine de Gondi, lequel cherchant fortune en France devint maître d’hôtel d’Henri II. Il le servit fort bien et son fils servit mieux encore Henri III, lequel le nomma duc et pair. Descendant d’une lignée remarquable par sa fidélité au trône de France, le présent duc était le premier Gondi à s’être rebellé contre l’autorité royale au grand chagrin de son oncle, Philippe-Emmanuel de Gondi, général des galères : fonction dont on ne pouvait dire qu’elle fût fort évangélique, alors même que l’homme qui l’assumait s’abîmait dans les dévotions. À telle enseigne que deux ans après la mort de sa femme, il se défit de sa charge de général des galères et entra dans un ordre religieux, l’Oratoire, qui se donnait pour but de « tendre totalement à la perfection de l’état sacerdotal ».

Sa défunte épouse lui avait donné trois fils dont deux survécurent. Le premier eut le bonheur de recueillir le titre de duc et pair qui, dans la branche aînée des Gondi, était tombé en quenouille faute d’héritier mâle. Mais, que de cruelles larmes arracha à Philippe-Emmanuel son fils cadet, Jean-François-Paul, le trop fameux cardinal de Retz, fameux certes par son esprit et sa plume, mais aussi par ses impiétés, ses libertinages et la part qu’il prit à la Fronde !

En 1614, ces temps étaient loin encore et Philippe-Emmanuel n’avait alors que trente-trois ans et commandait les galères. Mais il avait déjà ce long visage austère et méditatif sur toute la longueur duquel se lisaient la crainte de Dieu et le respect des dix commandements. Toutefois, il avait aussi le sens de la famille et en cette brûlante journée d’août, il accompagna au château de Nantes l’enfant prodigue, qu’il désirait soutenir et conseiller en son acte de contrition.

Il fit bien, car ce fol de duc de Retz, qui n’avait que vingt-sept ans, et en paraissait dix de moins, ne sut dire au roi, au retour de son équipée bretonne, que cette phrase étonnante : il s’excusait de n’être pas venu plus tôt lui faire la révérence.

Sans lui donner sa main à baiser, sans lui faire l’aumône d’un regard, Louis ne répondit ni mot ni miette à cette bancale excuse, tant est qu’un lourd silence tomba dans la salle et que le jeune duc, se retirant pas à pas à reculons, revint s’abriter, la crête basse, sous l’aile de son oncle, lequel, penchant vers lui sa longue face chevaline, lui dit dans un murmure qui fut entendu de tous :

— Or sus, Monsieur mon neveu, il faut passer outre et demander carrément pardon.

Le duc était blanc comme carême, et de grosses gouttes de sueur tombant de ses joues gâtaient son col en dentelle de Venise. À la parfin, s’approchant du roi, il se génuflexa derechef et parlant d’une voix sans timbre, il y alla de son confiteor.

— Sire, je vous demande pardon et vous assure de mon amour et de ma fidélité.

La salle retint son souffle et Louis, considérant longuement le duc génuflexé devant lui, dit à la fin :

— Monsieur de Retz, quand vous me témoignerez de votre amour par des effets, je vous aimerai aussi.

Bien que Louis eût alors les mains vides, il suffisait d’ouïr cette parole à la fois écrasante et modérée pour l’imaginer, siégeant sur son trône et tenant dans sa dextre la main de justice qu’il avait reçue à son sacre.

Cette scène avait fait sur moi une si profonde impression par ce qu’elle révélait de clairvoyance et de fermeté dans le caractère du roi que je la contai le soir même à mon père et à La Surie, lequel toutefois suggéra que cette phrase que j’admirais tant avait pu être dictée à l’avance à Louis par Monsieur de Souvré.

— Détrompez-vous, Chevalier ! dis-je avec feu, le roi n’accepte plus d’être le perroquet qui répète les phrases que Monsieur de Souvré, sur l’ordre des ministres, lui baille par écrit. Il y a cinq jours, quand Louis a ouvert les états de Bretagne dans la grande salle du couvent des Jacobins, il les a ouverts par des mots de son cru et non pas par ceux qu’on avait voulu lui mettre dans la bouche.

— Et quels étaient ces mots de son cru ? dit mon père.

— Les voici : « Messieurs, je suis venu ici avec la reine ma mère pour votre soulagement et repos. »

— Et quelles étaient les paroles de Monsieur de Souvré ? dit La Surie.

— Monsieur de Souvré ne me les a pas répétées, mais je sais qu’elles étaient différentes puisqu’il a reproché à Louis, sans du reste l’émouvoir, l’infidélité à son texte. Vous remarquerez en outre. Chevalier, que « le soulagement » et le « repos » promis aux États de Nantes avaient dans la bouche de Louis un sens politique : il voulait dire que le roi allait mettre fin aux exactions cruelles et répétées que Retz et Vendôme avaient commises aux dépens des Bretons.

Il y avait de quoi, en effet, les envoyer tout bottés au gibet, s’ils n’avaient été ducs. Et Retz, ayant déjà retiré ses « billes » (une soldatesque qui s’était livrée sur les paysans sans défense à ses coutumiers exploits : sacs, meurtres, tortures, rançons et forcements de filles), Vendôme ne pouvait qu’il ne vînt à son tour demander pardon au roi.

Louis était à son dîner quand le duc de Vendôme apparut et se génuflexa devant lui. Louis lui ôta son chapeau fort froidement, sans même se tourner vers lui et aussitôt se couvrit. En langage de cour, cela signifiait que Louis traitait en simple gentilhomme l’enfant légitimé d’Henri IV, duc et pair ayant préséance sur les autres pairs en ce royaume.

Cet accueil toutefois ne décontenança pas Vendôme outre mesure. Robuste, bien découplé, l’œil assuré, le front têtu, la mâchoire carrée, il ne manquait pas d’aplomb, sauf toutefois sur les champs de bataille. En outre, il avait sept ans de plus que Louis et Henri IV ; ayant commis l’imprudence de signer une promesse écrite de mariage à sa mère, Vendôme se tenait en son for pour le roi véritable, et tenait Louis pour l’usurpateur. Il n’eut de reste servi à rien de tâcher de le dissuader de cette folie en lui faisant observer que la mort de Gabrielle d’Estrées, avant le mariage du défunt roi, avait frappé de nullité la promesse qu’elle détenait. La croyance où Vendôme était qu’il eût dû avoir le pas sur Louis reposait sur des bases trop fragiles pour qu’il acceptât de les discuter. Sans jamais rien concéder à la réalité, il entretenait en lui-même une foi inébranlable en ses droits, laquelle expliquait qu’il fût entré dans les appartements du roi sans gêne ni vergogne. En outre, au rebours de Retz et peut-être instruit par son expérience, il avait préparé son petit discours d’allégeance sans y faire aucune allusion à ses fautes et, malgré l’accueil glacial du roi, il le débita avec aplomb.

— Sire, je n’ai voulu faillir à venir trouver Votre Majesté aussitôt que j’en ai reçu son premier commandement pour l’assurer que je n’ai point d’autre volonté que d’être son très humble et très affectionné serviteur, désirant même le lui témoigner par le sacrifice de ma vie.

La première partie de cette longue phrase était un impudent mensonge, car depuis son évasion du Louvre, ce n’était pas un, mais une douzaine de commandements, que Vendôme avait reçus de revenir à la Cour. Et la deuxième partie – « le sacrifice de sa vie » – était si outrée qu’elle en devenait presque insultante.

Je suis bien assuré que Louis le ressentit ainsi, car il blêmit de colère et fixant sur Vendôme des yeux étincelants, il lui dit d’une voix tremblante :

— Monsieur, servez-moi mieux à l’avenir que vous avez fait par le passé et sachez que le plus grand honneur que vous ayez au monde, c’est d’être mon frère.

Je transcris ces paroles bien des années plus tard, alors que devenu barbon, j’ai survécu à mon maître, qui était pourtant mon cadet, et sers avec la même fidélité que je lui montrai toujours, son fils Louis le Quatorzième. Et fort étrangement résonne en ma remembrance cette superbe phrase que prononça alors mon petit roi, laquelle rappelait à son demi-frère à la fois la gloire qui était la sienne et les limites de cette gloire. Je ne sais si cette phrase sera répétée en les siècles futurs. Mais à mon sentiment, elle le mériterait car elle annonce déjà le style mesuré et majestueux qui est ce jour d’hui celui de son fils.

 

*

* *

 

Avec la soumission de Vendôme, le grand voyage à l’Ouest atteignait son but ultime et touchait à sa fin. Et autant l’aller avait été lent et musardier, autant le retour par Le Mans, Nogent-le-Rotrou, Chartres et Bourg-la-Reine fut expéditif.

Le seize septembre, la nouvelle s’étant répandue par les avant-courriers que le roi rentrait dans sa capitale après deux mois et dix jours d’absence, les Parisiens en foule se ruèrent en les rues, passèrent la Porte Saint-Jacques, envahirent le faubourg qui lui fait suite, d’aucuns même marchant, et d’après ce que j’ai ouï dire, courant jusqu’à Bourg-la-Reine, qu’ils atteignirent alors que le roi sortait de son carrosse pour monter sur son cheval blanc et faire son entrée solennelle en Paris.

Il y eut alors de Bourg-la-Reine à la Porte Saint-Jacques et de ladite porte à Notre-Dame (où Louis devait entendre un Te Deum) une multitude incroyable de peuple dans les rues et aux fenêtres et même sur les toits. Lequel peuple, infiniment soulagé que son Prince leur ramenât la paix, l’ovationnait en d’infinies clameurs.

Ce grand voyage, assurément, avait libéré le Poitou et la Bretagne des griffes de nos Grands. Mais il avait fait plus pour Louis, opérant en lui un subtil changement. Pour les ministres qui avaient inspiré à la régente cette cavalcade, il fallait montrer le roi aux Français. Mais pour Louis, il s’était agi de voir la France. Et la France cessa d’être en effet pour lui une belle image coloriée sur un carton et devint tout soudain à ses yeux une exaltante réalité. Il est vrai qu’il n’avait vu qu’une partie de son grand royaume, mais bien qu’il ne fût pas, comme il disait, « grand parleur », il avait admiré sa beauté, ressenti l’amour de son peuple et éprouvé la force du seul nom de roi, la rébellion baissant la crête dès qu’il apparaissait. Tant est que d’un bout à l’autre de ce voyage et point seulement à l’égard de Retz et de Vendôme, il avait pensé, parlé et agi en roi.

Toutefois, il y avait des ombres à ce tableau. On avait intimidé les Grands, on ne les avait pas vaincus et il y avait fort à parier qu’ils recommenceraient un jour leurs brouilleries. Quant à la reine, ayant promené la personne sacrée du petit roi à travers le pays pour consolider son propre pouvoir, elle commença, dès son retour à Paris, à craindre celui de son fils.

Ses ministres lui conseillèrent alors un stratagème inspiré par leur longue expérience : en son temps, la reine Catherine de Médicis avait fait déclarer la majorité de Charles IX de très bonne heure afin de se décharger de l’envie et des suspicions attachées au titre de régente en couvrant dès lors toutes ses décisions du nom de son fils. La mère de Louis, arguaient les ministres, si elle faisait de même, jouirait d’une autorité beaucoup plus absolue, tout en étant beaucoup moins exposée.

Il n’y eut pas à chercher loin dans l’arsenal des ordonnances royales pour justifier une majorité aussi prématurée. D’après l’une d’elles, promulguée par Charles V le Sage[54], le roi de France devait être déclaré majeur à treize ans. De santé fragile et sentant sa fin prochaine, Charles V avait voulu épargner ainsi à son aîné le joug d’une longue régence. Il y faillit, les volontés d’un roi défunt étant rarement respectées. Son aîné avait douze ans quand il mourut et, bien que Charles VI fût proclamé majeur l’année suivante, il dut subir pendant huit ans encore l’incommode tutelle de ses quatre oncles. Huit ans ! Jusqu’à sa vingtième année ! Le précédent avait de quoi faire rêver la reine-mère…

Louis ne fut pas dupe des trompeuses apparences dont cette majorité le flattait. Il entendait bien que ce n’était pas pour régner qu’on le faisait majeur, même si, toujours au nom des mêmes faux-semblants, on l’appelait plus souvent au Conseil.

Il ne laissa pas non plus de discerner l’hypocrisie qui se cachait derrière la solennité que la reine-mère voulut donner à la déclaration de sa majorité.

Le Parlement tout entier fut réuni dans la salle dorée du palais, et Louis, qui goûtait fort peu le luxe et avait fait grise mine aux bagues données par sa mère (« Madame, vela qui est trop pour nous ! »), fut habillé comme une idole d’un vêtement tissé d’or et couvert de diamants. Lui qui répugnait si fort aux mariages espagnols, non seulement parce qu’il allait devoir s’allier par le sang à une monarchie qu’il tenait pour ennemie de la sienne, mais aussi parce que Madame serait alors séparée de lui pour toujours, on lui mit autour du cou – symbole de ce lien honni – le collier de trois cent mille écus qu’il devrait bailler à l’infante, quand elle deviendrait son épouse. Et enfin, huit jours avant la cérémonie, on lui donna un texte à apprendre par cœur et à réciter à cette occasion devant le Parlement, devant sa mère, les princes du sang, les ducs et pairs, les maréchaux de France, les ministres, les officiers de la couronne, les ambassadeurs étrangers et tout ce qui comptait à la Cour.

Cette fois-ci, point n’était question de rien soustraire, ni de rien ajouter au texte qu’on lui mettait dans la bouche. Jamais ses paroles ne furent moins libres que le jour où il fut déclaré majeur et digne de gouverner son royaume, jamais il ne fut plus soumis aux volontés de sa mère que lorsqu’au cours de cette séance, la chattemite mit humblement un genou à terre devant son fils pour lui remettre la régence. Vous lui eussiez alors donné le bon Dieu sans confession, et même le brevet de bonne mère, elle qui depuis quatre ans n’avait pas une seule fois baisé les lèvres de son fils, ni de reste, ses joues, ni son front.

Dans la semaine qui précéda cette odieuse comédie, un autre souci dévora mon pauvre petit roi. Il craignait de bégayer devant tant de monde en récitant son texte. La veille de la cérémonie, il pria le soir à deux genoux avec beaucoup de ferveur et fit un vœu à Notre-Dame des Vertus, la suppliant de lui faire la grâce le lendemain de prononcer son texte sans faillir en son élocution. Je sus par Berlinghen que s’il s’endormit aussitôt, il eut en revanche une nuit fort inquiète et se réveilla à une heure après minuit, tout en eau. On le dénuda, on le frotta, on le changea de chemise, et enfin il se rendormit. Quand il se réveilla, il parut d’un seul coup fort résolu.

Quant à moi, j’augurai bien de son visage calme et ferme, quand je le vis assis en sa superbe vêture sur son trône fleurdelisé, adolescent confronté à des dignitaires cyniques, vieillis sous le harnais des intrigues.

Je confesse ici que mon cœur battait alors comme celui d’une mère qui voit son enfant passer devant elle une épreuve redoutable. Et redoutable, elle l’était, car le silence qui se fit, quand il ouvrit la bouche, n’était point exempt de malignité. D’aucuns à la Cour, épousant les partialités de sa mère et des maréchaux d’Ancre, tenaient Louis, ou affectaient de le tenir, pour un bègue et un idiot. Ces bas courtisans qui murmuraient en poussant des soupirs apitoyés que par malheur « le roi n’avait pas plus de sens que de parole » s’attendaient, j’oserais même dire qu’ils espéraient, qu’il trébuchât sur chaque consonne.

Ils furent déçus, car ce fut d’une voix claire, nette, haute et sans bégayer le moindre que Louis prononça ce petit discours dont la première partie, bien qu’il ne l’eût pas plus rédigée que la seconde, ne choquait pas, j’en suis sûr, son sentiment intime. On en jugera :

« Messieurs, étant par la grâce de Dieu, parvenu en l’âge de majorité, j’ai voulu venir en ce lieu pour vous faire entendre qu’étant majeur comme je suis, j’entends gouverner mon royaume par bon conseil, avec piété et justice. J’attends de tous mes sujets le respect et l’obéissance qui sont dus à la puissance souveraine et à l’autorité royale que Dieu m’a mises en main. Ils doivent aussi espérer de moi la protection et les grâces qu’on peut attendre d’un bon roi qui affectionne sur toutes choses leur bien et repos. Vous entendrez plus amplement quelle est mon intention par ce que vous dira Monsieur le chancelier. »

La seconde partie de son discours, plus brève que la première et qui du reste la démentait, s’adressait à sa mère et je suis bien assuré que ce ne fut pas cette fois d’un cœur léger que Louis répéta la leçon apprise, étant devenu, depuis les quatre ans qui s’étaient écoulés après la mort de son père, très critique à l’égard de la politique suivie par la régente et aussi fort suspicionneux de son obscur, mais opiniâtre dessein de le tenir éloigné du pouvoir aussi longtemps qu’elle le pourrait.

— Madame, lui dit-il en se tournant vers elle, je vous remercie de tant de peine que vous avez prise pour moi. Je vous prie de continuer et de gouverner et commander comme vous avez fait par cy-devant. Je veux et entends que vous soyez obéie en tout et partout et qu’après moi, en mon absence, vous soyez chef de mon Conseil.

Je ne saurais dire qui des ministres avait rédigé cela pour Louis. Mais que ce fût Sillery, ou plutôt comme j’incline à croire, Villeroy, l’auteur de ce petit discours avait dû savourer l’ironie de dire à la reine que Louis la voulait « le chef de son Conseil en son absence » alors qu’elle l’était aussi en sa présence, décidant de tout, ne lui demandant jamais d’opiner, allant même, à l’occasion d’une querelle avec Condé, jusqu’à lui commander de se taire…

Cette solennelle déclaration de majorité dont l’objet apparent – l’émancipation du roi – allait en fait à l’inverse de son projet caché, fut en surface infiniment bavarde et saliveuse, donnant lieu à de longuissimes harangues de la part des ministres et des présidents du Parlement et dura en fait de dix heures du matin à trois heures de l’après-midi. Mon pauvre Louis, ayant eu pendant cinq interminables heures l’oreille plus farcie d’inutiles paroles qu’il ne pouvait supporter, n’eut qu’une idée en tête quand il revint au Louvre : se coucher. Ce qu’il fit après avoir refusé sa repue de midi. Toutefois, il me parut fort gai, tant parce qu’il était soulagé de laisser derrière lui cette pénible épreuve que parce qu’il avait le sentiment d’avoir remporté une grande victoire sur lui-même en prononçant son petit discours sans bégayer. Connaissant le sérieux et la rigueur qu’il mettait à tout, je ne fus pas autrement étonné quand, trois jours plus tard, il alla accomplir son vœu à Notre-Dame des Vertus. Je ne manquai pas, après cette longue séance au Parlement, d’en faire le récit à mon père et à La Surie.

— Mais, mon beau neveu, dit La Surie, si Louis est dans les dispositions d’esprit que vous dites, pourquoi n’a-t-il pas décidé d’assumer publiquement les devoirs de sa charge ?

— À vrai dire, je ne me le suis pas demandé.

— Et vous avez bien fait ! dit mon père en haussant les épaules. C’eût été pure folie de la part du roi d’agir ainsi ! Oublies-tu, Miroul, qu’il vient à peine d’avoir treize ans, qu’il n’a pas fini sa croissance, que c’est tout juste si le poil lui pousse au menton et que son éducation a été fort négligée ?

— Mais il a le peuple pour lui, dit La Surie.

— Le peuple, dit mon père, n’a ni chef, ni doctrine, ni direction. Tout ce que peut faire le peuple, c’est vous acclamer s’il vous aime, et grogner à voix basse s’il ne vous aime point. En réalité, la reine a dans ses mains tous les appareils de l’État : le Parlement qui l’a nommée régente, les ministres qui depuis cinq ans ont partie liée avec elle, la Cour des Comptes, les parlements de province et, grâce à d’Épernon, l’infanterie française.

— Mais elle n’a pas les Grands, dit La Surie.

— Ha ! Chevalier ! m’écriai-je. Pouvez-vous penser un seul instant que Louis irait faire alliance avec les Grands contre la régente ! Ce serait tomber de Charybde en Scylla ! Il deviendrait leur otage ! Et au lieu d’un tuteur, il en aurait dix !

— Mais alors, dit La Surie, comment imaginer qu’il puisse jamais arracher le pouvoir à cette…

— Miroul ! cria mon père.

— Qui s’y accroche et des griffes et du bec.

— Monsieur le Chevalier, dit mon père avec gravité, le souper est servi. Passons à table. Ce serait crime de lèse-majesté que de pousser plus avant ce propos.

— Toutefois, Monsieur le Marquis, dit La Surie, avec un petit brillement de son œil bleu, je vous ferais remarquer que présentement en France, il y a deux majestés : la reine-mère et le roi.

— Eh bien ? dit mon père.

— Qui lèse l’une ne lèse pas l’autre.

 

*

* *

 

J’ai fait passer ici l’histoire de mon petit roi avant la mienne, mais comme bien le pense le lecteur, mon premier soin et souci quand je revins du grand voyage à l’Ouest, un jour avant le roi, fut, à peine débotté, d’envoyer un petit vas-y-dire à Madame de Lichtenberg pour l’informer quêtant de retour j’aspirais passionnément à la revoir.

Sa réponse tardant, j’étais quasiment hors de mes sens, marchant de long en large dans ma chambre, m’asseyant, me relevant, me jetant sur ma couche et maudissant ce petit galapian de vas-y-dire qui, comme tous ses semblables, musait dans les rues, bayant aux corneilles, ou badaudant devant les bateleurs et les bonneteurs du Pont Neuf au lieu de voler jusqu’à moi pour m’apporter le message que j’attendais, sentant le cœur me battre comme cloche en la poitrine, jetant quand et quand un œil anxieux par ma verrière sur la porte piétonnière et recommandant, l’ayant ouverte, pour la dixième fois, à Poussevent, qui pansait un de nos chevaux dans la cour, d’ouvrir dès qu’on toquerait à l’huis.

Il vint enfin, ce petit monstre sans cœur ! Je descendis le viret en courant et fus avant lui sur le seuil, où il me tendit le billet de ma Gräfin de ses petites mains noires de crasse, comme s’il se fut agi d’un chiffon de cuisine, et non d’une lettre aussi précieuse qu’une missive signée du roi et pendant que je dépliais la missive, le misérable restait planté devant moi, attendant mes pécunes. Je lui en mis une poignée dans les mains. « Ah ! Monsieur le Chevalier ! dit Franz, c’est folie ! Vous allez nous gâter le petit drôle ! » C’est à peine si je l’ouïs. Je remontai en courant dans ma chambre, verrouillai l’huis et lus.

 

« Mon ami,

 

« Je serais très heureuse, si vous me pouviez visiter ce jour sur le coup de trois heures en mon hôtel de la rue des Bourbons. Vous m’y trouverez avec un parent qui y séjourne pour quelques jours, mais si vous voulez bien patienter jusqu’au bout de ma collation, vous pourrez me voir ensuite au bec à bec. Je suis, mon ami, votre dévouée servante.

Ulrike. »

 

Le moins que je puisse dire de ce billet, c’est qu’il ne me combla pas d’aise. Madame de Lichtenberg ne m’avait que fort rarement et fort peu parlé de sa famille palatine, me laissant entendre que la mort de son père avait entraîné de déplaisants démêlés touchant son héritage. Je savais qu’elle appartenait à la famille régnante, étant la cousine du Grand Électeur qui, semble-t-il, avait fait quelque obstacle à son retour en France. Et j’avais cru comprendre aussi qu’elle avait deux fils, lesquels demeuraient à la Cour de Frédéric V, mais je ne savais ni leur âge ni même leurs prénoms, ni ce qu’il en était de leurs caractères, ou de leurs relations avec leur mère. Il est vrai que pour celle-ci me dire leur âge, c’était du même coup me dire le sien, ce à quoi pour rien au monde elle n’eût voulu consentir, étant légitimement chatouilleuse sur ce chapitre.

Quoi qu’il en fût, ce « parent » qui « séjournait » chez elle me tracassait. Que ne m’avait-elle précisé si c’était un oncle ou un neveu ou un cousin ! Quand on aime, tout ce qui vous est obscur chez l’objet aimé vous apparaît comme une menace. On voudrait qu’il fût transparent comme une verrière. On aimerait posséder une connaissance parfaite de ce qu’il dit, de ce qu’il fait, des personnes qu’il rencontre, des émotions qui le traversent et de la moindre de ses pensées. Et même ainsi, semble-t-il, on ne saurait être tout à plein satisfait. Il vous échapperait encore.

Herr Von Beck ne m’introduisit pas, comme je m’y attendais, dans le cabinet attenant à la chambre de ma Gräfin, mais dans la grande salle du rez-de-chaussée où je trouvai Madame de Lichtenberg conversant avec un jeune gentilhomme qui lui tenait tendrement la main. Elle la lui retira pour me la donner à baiser et quand, après m’être incliné sur ses doigts, je me redressai, l’esprit en pleine confusion, elle me nomma son vis-à-vis : Eric Von Lichtenberg.

— Eric, dit-elle ensuite, voici le chevalier de Siorac dont je vous ai parlé. Faites-lui bon visage, il est fort de mes amis.

— La recommandation était inutile, Madame, dit Eric en me faisant un gracieux salut. Monsieur le chevalier de Siorac a le bel air de la Cour de France. Il n’est que de le regarder.

Je trouvais le compliment un peu soudain, mais je le lui rendis aussitôt, et du diable si je m’en ramentois les termes, et du diantre si je me souviens de ce qui se dit alors dans cet entretien où nous débitâmes de si banales fariboles que, de ma bouche en tout cas, elles sortaient quasi mécaniquement, mon esprit étant furieusement occupé à me demander qui était cet Eric et son lien avec ma Gräfin.

Car je ne saurais vous celer davantage, lecteur, que le « parent » d’Ulrike avait mon âge et me donnait un sentiment d’accablement par son éclatante beauté, étant grand, fort bien fait, le cheveu brun, abondant et bouclé, l’œil immense et caressant, les traits à la fois ciselés et virils. Et comme si cela n’était pas encore assez de tous ces charmes, il avait, même en français, une langue élégante et facile, l’esprit fort vif et un air de gentillesse tout à plein désarmant. Qui pis est, il me considérait d’un air excessivement amical alors que tout en lui souriant, je lui souhaitais déjà mille morts d’être là.

Madame de Lichtenberg était entre nous deux, si calme, si composée, si souriante, distribuant si équitablement ses sourires et ses grâces que la rage me prit tout soudain de détruire un si bel équilibre, de tout casser en un instant, de briser là et de rompre à tout jamais avec cette démone qui ne m’avait fait venir chez elle que pour être le témoin de mon malheur. Mille folies passèrent en un instant en ma furieuse cervelle, dont la moindre n’était pas de provoquer Eric sur-le-champ et de lui passer mon épée à travers le corps.

Mon rival se leva enfin, prit congé de Madame de Lichtenberg et de moi qu’il espérait bien revoir, dit-il, tant il m’aimait déjà (Lecteur ! Avez-vous bien ouï cela !) et ma Gräfin, se levant à son tour, le raccompagna jusqu’à l’huis où ils échangèrent quelques mots à voix basse, ce qui m’enragea, mais qui ne fut rien à comparaison de ce qui suivit, car comme ma Gräfin ouvrait l’huis pour le laisser sortir, d’un air tout à plein naturel Eric la prit dans ses bras et lui baisa les lèvres.

La porte retomba sur lui avec un claquement qui parut sonner le glas de mon amour. J’étais sans voix. Je regardai revenir à moi Madame de Lichtenberg, laquelle me considérait en souriant d’un air innocent et joyeux, comme s’il ne se fut rien passé dans cette maudite salle dont je pus prendre quelque offense.

— Eh bien, mon ami ? dit-elle, laissant transparaître dans tout son être l’infernale méchantise dont elle était habitée, comment trouvez-vous mon Eric ?

Je n’eus pas le temps de lui répondre et de décharger ma bile contre ce traîtreux serpent à tête de femme : On toqua à l’huis et la Gräfin criant : « Entrez ! » Herr Von Beck apparut et dit :

— Excusez-moi, Madame, Monsieur le comte a laissé ses gants ici.

— Ils sont encore sur sa chaire, dit la Gräfin. Prenez-les.

Je retrouvai ma voix et repris quelque peu mes esprits, dès que Von Beck fut sorti.

— Eh quoi ! Madame ! dis-je. Eric serait-il comte ? Mais vous l’avez appelé devant moi Eric Von Lichtenberg !

— Est-ce incompatible ? dit-elle en haussant le sourcil avec un air de malice. Et n’est-il pas coutumier en France, comme dans le Palatinat et autres pays chrétiens, que le fils aîné succède à son père en tous ses titres et capacités ?

— Ah ! Cruelle ! m’écriai-je. Vous m’avez joué ! Dans votre billet, vous l’appeliez votre « parent » !

— Eh bien, dit-elle d’un air railleur et tendre, mon fils n’est-il pas mon parent ?

— Votre fils ! Madame ! Votre fils ! N’auriez-vous pas dû me le dire de prime ? Et n’est-ce pas là le plus méchant petit tour qu’on puisse jouer à un homme épris ?

— C’est vrai, dit-elle avec un sourire un peu triste, mais considérez toutefois, mon Pierre, que vos affres ont duré à peine dix minutes et les miennes, deux mois et dix jours. Vous y gagnez encore. De grâce, pardonnez-moi cette petite chatonie. Après tout ce que j’ai pâti dans mon cœur et en mon imaginative pendant votre longue absence, cela m’a fait du bien de vous faire un peu de mal…

L'Enfant-Roi
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